Les Pays Fragiles et le rôle des Autorités locales et régionales
Le drame de l’énnième naufrage d’un bateau dans la Méditerranée et la disparition, cette fois-ci, de 700, peut-être 900 ou plus migrants - hommes, femmes, enfants - ont rappelé à l’Europe une réalité que nous oublions souvent, et que nous oublierons probablement encore dans quelques jours, alors que cette réalité et les tragédies humaines qu’elle renferme ne trouveront pas de réponses en peu de temps.
Ces hommes et femmes désespérés, échappant à la guerre et à tout ce qu’elle comporte, proviennent de ceux que l’on appelle aujourd’hui les « pays fragiles ».
Je ne parlerai pas ici de ces migrants, même si l’on ne peut pas taire la honte face à l’attitude d’indifférence des Etats de l’Union Européenne, et en même temps (alors que je ne suis pas souvent tendre avec mon pays), il faut rendre hommage à la solidarité dont tant d’Italiens font preuve dans ces circonstances, à Lampedusa, à Catane, en Sicile et ailleurs.
Je parlerai dans cet article des pays d’origines de ces êtres humains, ces pays que la communauté des donateurs internationaux appelle « pays fragiles ». Et de l’importance de la décentralisation et du rôle que les autorités locales sont appelées à y jouer, afin de répondre aux besoins urgents des populations.
C’est en effet le sujet du document que j’ai présenté à Platforma le 10 avril dernier à Bruxelles.
Qu’est-ce qu’un pays fragile ?
Selon les spécialistes de sciences politiques l’on dénomme « pays fragile » ces Etats qui se sont effondrés ou risquent de s’effondrer à cause de trois dimensions de fragilités qu’ils subissent:
- la faillite de l’autorité - là où l’Etat perd son autorité de protection vis-à-vis des citoyens à cause de différentes formes de violences ;
- la faillite des services – là où l’Etat n’est pas en mesure d’assurer à ses citoyens l’accès aux services de base comme la santé, l’éducation, l’eau, l’énergie, etc.
- la faillite de la légitimité – là où l’Etat a perdu sa propre légitimité pour différentes causes (l’absence d’élections libres, l’acquisition du pouvoir par la force, la suppression des oppositions, etc.).
Selon un rapport de l’OCDE de 2014, aujourd’hui plus de 1,4 milliard de personnes vivent dans de que l’on appelle les pays fragiles. Toujours selon ce rapport il s’agirait de 51 pays. 8 nouveaux pays ont intégré cette liste en 2014 : l’Égypte, la Libye, la Syrie, la Mauritanie, le Mali, le Madagascar, le Burkina Faso et Tuvalu. A cause des effets des révolutions Arabes (il est désormais inapproprié de continuer à parler de « printemps arabe » !) le nombre des pays fragiles a beaucoup augmenté dans les pays arabes et sub-sahariens. Les deux/tiers des pays fragiles se trouvent aujourd’hui an Afrique sub-saharienne, au Moyen-Orient et au Maghreb.
La pauvreté prévaut dans ces pays. Même si pauvreté et fragilité ne sont pas synonymes, la pauvreté est de plus en plus concentrée dans ces pays. Toujours selon l’OCDE, aujourd’hui 37% de la population la plus pauvre de la planète vit dans les pays fragiles. D’ici 2018 elle représentera probablement la moitié, et en 2030 les deux/tiers. La proportion des jeunes dans ces pays représente deux fois le nombre des jeunes des autres pays et la population y croît à une vitesse double par rapport à ces derniers.
Ce sont les attentats du 11 septembre 2001 à New York qui ont amené la réalité de ces pays à la hune du monde. Le concept d’Etat fragile était apparu au début des années ’90 au moment de la chute du régime Somalien de Siad Barre, mais la communauté internationale a pris conscience de cette réalité seulement lorsqu’elle a subi les conséquences des actions d’Al-Qaïda ayant proliféré dans un pays anéantis par des décennies de guerre comme l’Afghanistan.
Le lecteur comprendra que je ne me lancerai pas ici dans l’analyse de la responsabilité de l’Occident dans ce contexte et des positions assumées par la suite avec l’invasion de l’Iraq, l’action en Lybie…etc... !
Je me limiterai à une réflexion sur la réalité des pays fragiles aujourd’hui !
Les pays fragiles sont marqués par leur faible pouvoir institutionnel et de gouvernement et leur instabilité politique. Ils connaissent les mêmes symptômes :
- une grande pauvreté
- un grand nombre de réfugiés ou déplacés - une forte dépendance de ressources provenant de l’extérieur - un endettement extérieur très important - un niveau de développement très bas - un niveau élevé de corruption- des infrastructures pauvres ou inexistantes
C’est le Forum international sur l’efficacité de l’aide de Paris (2005) qui a reconnu cette réalité dans la déclaration finale.
Par la suite la communauté internationale a fait état de son engagement vis-à-vis de ces pays et a pris des initiatives.
Mais ce sont les pays fragiles eux-mêmes qui se sont rassemblés et ont décidé d’agir ensemble, notamment suite au Forum de Accra (2008). Sept de ces pays ont créé le G7+ (1): l’Afghanistan, la République Centrafricaine, la Côte d’Ivoire, Haïti, le Sierra Leone, la République Démocratique du Congo et le Timor Est. Leur objectif au sein dG7+ est de partager leur expérience, leur réalité et d’agir ensemble pour que la communauté internationale réforme sa manière d’allouer l’aide à ces pays dévastés par les conflits. La liste des pays membre du G7+ est aujourd’hui plus longue .
Au Sommet de Busan, en 2011, plus de 40 pays, y compris le G7+ et les organisations internationales – comme l’Union Européenne, la Banque Mondiale, les Nations Unies, l’OCDE, l’Union Africaine, etc. – ont approuvé le « New deal » pour s’engager dans ces pays avec des mesures adaptées à leur réalité.
L’Union Européenne s’est pour sa part engagée concrètement dans la mise en œuvre du New Deal. Le Traité de Lisbonne a en effet donné plus de moyens à l’UE pour renforcer son action extérieure. Le Service Européen d’Action Extérieure (le SEAE) a été mis en place, aujourd’hui présidée par Federica Mogherini. Différents documents politiques concernant les pays fragiles ont été adoptés. De ce fait la programmation de l’UE pour 2014-2020 prévoit différents instruments financiers lui permettant d’agir dans les pays fragiles. Une structure organisationnelle précise est en charge de la mise en œuvre de l’action de l’UE vers ces pays.
Que peuvent faire les autorités locales et régionales dans les pays fragiles ?
L’ancienne Ministre des Finances du Timor Leste, Emilia Pires, a dit dans un de ses discours :
« la question des pays fragiles est celle de la souffrance, la souffrance des gens ».
Or les autorités locales sont les institutions les plus proches des gens. Elles ont pour tâche celle de répondre aux besoins de base des gens et d’essayer d’aider ces gens qui sont dans la souffrance. Mais souvent cela est impossible : soit parce que les autorités locales existent en théorie mais pas « de facto », soit parce qu’elles n’ont pas les moyens humains et/ou financiers, soit parce qu’elles n’existent vraiment pas, la décentralisation n’étant pas engagée dans ces pays.
Les autorités locales dans les pays fragiles, bouleversés par des conflits, des catastrophes naturelles (comme le tremblement de terre à Haïti), ou les conséquences de la guerre, peuvent pourtant jouer un rôle primordial dans deux contextes : dans celui de l’urgence et celui du développement.
Il s’agit de deux perspectives différentes qui préconisent un rôle et des méthodes de travail précis pour les autorités locales.
Dans les situations d’urgence les autorités locales, qui assument une présence institutionnelle sur le terrain, peuvent jouer un rôle de coordination de l’action de différents acteurs qui sont souvent les ONG. Celles-ci malgré leurs compétences et savoir-faire sont appelées à intervenir dans des circonstances ponctuelles. Les autorités locales peuvent assurer une continuité et la pérennité de l’action une fois l’urgence terminée. On constatera à ce moment-là le rôle déterminant des autorités locales dans le développement qu’il soit au niveau des services vers la population, du développement économique ou de la cohésion sociale. Dans les situations de conflits les autorités locales ont aussi un rôle primordial dans la médiation entre les parties et dans le retour à la paix ; des exemples concrets nous sont donnés dans les zones de conflit que la planète connaît aujourd’hui.
Platforma a commencé à réfléchir sur cette thématique dès 2011. Nous avions organisé, au moment où j’étais encore Directrice de Platforma, un séminaire au Parlement Européen avec la Commission Européenne. Plusieurs partenaires de Platforma qui agissent dans des contextes fragiles avaient fait part de leurs expériences. Plusieurs initiatives devaient être prises par la suite et ce ne fût pas un hasard si la Communication de mai 2013 concernant le rôle des autorités locales dans le développement consacrait un chapitre à cette question.
Un groupe de travail ad hoc (2) a ensuite été mis en place au sein de Platforma.
J’ai été mandatée par ce groupe pour proposer un document de réflexion sur le rôle des autorités locales et régionales dans les pays fragiles que j’ai eu le plaisir de présenter à la réunion qui s’est déroulée à Bruxelles le 10 avril dernier.
Le travail à faire dans ce secteur est énorme. Les autorités locales et régionales peuvent constituer un levier très efficace pour faire face aux besoins des populations dans les pays fragiles. Mais puisque comme nous l’avons évoqué elles n’ont pas beaucoup de moyens pour agir, pour différentes raisons, le chemin à parcourir est encore long. La place que la décentralisation occupe désormais dans l’agenda de la Communauté Internationale et notamment de l’Union Européenne, offre aux autorités locales une opportunité unique pour faire valoir leur rôle.
Il est important dans ce contexte que tous les acteurs travaillent ensemble et coopèrent dans la perspective de pouvoir renforcer le rôle des autorités locales afin de pouvoir apporter de réponses concrètes aux populations sur place. Sans cela les maux des pays fragiles continueront à ne pas être soignés à la racine et le destin de leurs populations sera toujours le même : partir, prendre un bateau à n’importe quel prix, espérer qu’il puisse faire face à la mer, non pas pour rechercher un travail meilleur mais pour fuir les persécutions et la mort.
Personne ne peut rester insensible à la tragédie de ces êtres humains. Posons-nous la question : qu’en serait-il de nos vies aujourd’hui si nous étions nés en Afghanistan, en Irak, en Lybie, au Mali, au Nigeria, en Syrie..... ?
(1) Pour plus d’informations voir www.G7plus.org
(2) Les membres de Platforma actifs dans ce domaine et rassemblé dans le groupe de travail sur les pays fragiles sont : Cités Unies France (CUF), l’Association Internationale des Maires Francophones (AIMF), VNG International (Pays Bas), SKL International (Suède).